Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
25 Novembre 1994
- Seules les personnes munies d'invitations sont autorisées à monter !
La ville de Strasbourg était en tenue d'automne, version ensoleillée. Le vert et blanc du tram, dont la surface vitrée descendait jusqu'à hauteur de pavé, donnait une touche avant-gardiste à l'ancienne cité. Certains avaient décrié cette nouvelle Place de l'Homme de Fer : Joris la trouvait plutôt réussie.
Arrivé depuis quelques mois dans la capitale alsacienne, il cherchait un travail conforme à ses qualifications. Il avait dû s'accoutumer à l'accent des habitants, aux restaurants qui ne vous acceptent plus après vingt et une heures, à l'afflux de touristes allemands traversant la frontière chaque week-end.
- Avec un diplôme de grande école, quel intérêt d'aller t'exiler en province ?
Daphnée l'avait prévenu. Sa soeur jumelle craignait surtout pour leur relation.
- Tu seras à plus de 500 kilomètres de Paris : comment veux-tu que ça marche encore, nous deux ?
Les semaines suivantes avaient donné tort à Daphnée. Certes, Joris n'avait trouvé que des petits boulots. Des trucs alimentaires, pas super bien payés, mais ils lui avaient permis de se constituer un premier réseau.
En septembre, il avait travaillé pour une agence événementielle qui organisait, dans les rues de la ville, des essais de téléphones portables pour Itinéris, une marque de France Télécom. De façon surprenante, les strasbourgeois connaissaient déjà cette technologie : une première tentative de téléphonie mobile avait été mise en place, quelques années auparavant. Le système s'appelait « Be-bop » mais il souffrait d'un inconvénient majeur : il fallait se placer à proximité d'une borne pour pouvoir utiliser l'appareil ! Quel était l'avantage, par rapport à une cabine téléphonique classique ? Joris avait dû expliquer aux passants les spécificités du nouveau service Itinéris : il était désormais possible de téléphoner depuis n'importe où, en se déplaçant dans la rue, ou même de sa voiture...
L'opération s'était soldée par un succès. Du coup, lorsque la ville de Strasbourg avait cherché des animateurs pour la journée d'inauguration de son nouveau tram, Joris avait été contacté sans avoir eu besoin de poser sa candidature. Son job consistait à vérifier, lors de chaque arrêt, que les passagers désirant monter à bord avaient en main leur invitation. L'exploitation commerciale de la ligne ne commencerait que le lendemain. Mise à part une discussion houleuse avec un beur de son âge, tout s'était bien déroulé jusque là.
À l'arrêt Homme de Fer, Joris repéra sa cible. Une femme à la quarantaine élégante, vêtue d'un tailleur rouge, était montée en tenant par la main une petite fille d'environ huit ans. Le tram couina, abordant le virage qui précédait l'entrée du tunnel, devant le centre commercial des Halles. L'arrêt suivant serait celui de la gare. Joris se précipita vers la femme en rouge. Elle lâcha la main de sa fille, tandis qu'il la poussait violemment contre la porte en verre. Les passagers, surpris, ne réagirent pas lorsque Joris appuya sur le bouton d'ouverture. Le système de blocage automatique ne fonctionna pas. La porte s'ouvrit au moment où le tram entamait la ligne droite. Joris vit le tunnel se rapprocher. La petite fille criait. Le sol défilait à toute vitesse. Lorsqu'il poussa la femme en rouge vers le dernier arrêt de sa vie, il ignorait qu'il s'agissait également de son propre terminus. Elle s'accrocha à lui. Ils tombèrent l'un sur l'autre. Des os se brisèrent. Les chairs s'interpénétrèrent au passage du tunnel, qui sectionna les deux corps de façon quasi chirurgicale. Les vitres furent maculées d'un liquide rouge vif, qui vira rapidement au brun. Des cris retentirent dans l'ensemble de la voiture. Quelqu'un avait eu la présence d'esprit d'actionner l'arrêt d'urgence. Une femme saisit la petite fille par l'épaule et lui couvrit les yeux. C'était trop tard. Ces actions semblaient en décalage temporel avec la réalité.
Lorsque les gendarmes contactèrent Daphnée, elle savait déjà tout. Que son frère Joris était mort lorsque le pilier de béton avait arraché la moitié de son corps. Mais ce qu'elle savait surtout, sans comprendre pourquoi, tenait en cinq mots : ce n'était pas lui !
(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition été 2011)