Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
LE CAUCHEMAR DE DEMIURGE
Démiurge n.m.
1. PHILOS. Dieu créateur de l’univers, pour Platon.
2. Litt. Personne qui manifeste une puissance créatrice.
Tous les niveaux de réalité coexistent. La vie et la mort. Le mensonge et la vérité. La maladie et la guérison.
Comme ils ne peuvent fonctionner simultanément dans le même univers, ils se succèdent et se bousculent. Le bien et le mal. Le yin et le yang : à la manière de ces formes noire et blanche entremêlées, chaque chose, chaque événement, chaque sentiment recèle, en germe, son opposé. L’enfer, pavé de bonnes intentions. L’amour, si proche de la haine.
Vous pouvez aimer, puis tuer. Rarement faire les deux en même temps. Il vous faudra, au minimum, un petit décalage. Une seconde ou deux mille ans : tout surviendra, mais, comme le dit la sagesse populaire, « chaque chose en son temps ».
Sauf dans les rêves.
Ce monde parallèle, fugace, qui s’évanouit au matin concilie, chaque nuit, les inverses et les contraires. Vous pouvez y être à la fois homme et femme, heureux et malheureux. Apeuré et excité. Mort et vivant.
Tous les possibles coexistent, en un seul et même instant, en des millions d’exemplaires. Pas seulement dans votre esprit. Au réveil, tout semble reprendre sa place. Vous ne vous rappelez plus de rien. Au pire, vous conservez le souvenir flou d’un truc délirant. Qui finit par passer. Sauf que ça reste. La réalité s’échappe au moyen de ces mini soupapes quantiques constituées par la multitude des rêves. Il ne s’agit pas d’UN monde parallèle mais d’une infinité de simultanéités.
Vous avez peur ? Pourtant, vous n’avez rien vu ! Quelle pire chose pourriez-vous souhaiter à votre femme, à vos enfants, aux êtres qui comptent le plus pour vous ? Pas de mourir. Mais de se réveiller au milieu d’un cauchemar.
Au moment où le glissement s’opère. Tout est rattrapable si le retour à la réalité reste progressif. Mais en cas d’éveil brutal ? Pourquoi cette sueur ? Ces palpitations ? Ces hurlements, parfois ? Votre organisme n’aime pas ça.
Il n’a pas été conçu pour ça. Vous restez des sédentaires de la réalité. Une seule chose à la fois et votre ADN sera bien gardé.
Le corps matériel et l’entité spirituelle : ça se bouscule là dedans, tout au cœur du système. L’un et l’autre ne sauraient rester en harmonie pendant que les glissements s’opèrent.
En cas de réveil brutal, c’est un nom, une date ou tout autre élément trivial qui aura changé. Au matin, vous regarderez votre oncle ou votre chien comme s’il n’avait jamais existé. Or il n’a jamais existé. Une part de votre esprit le sait. Vous avez rapatrié tout ça d’on ne sait où : tout le monde s’arrangera avec cette réalité recomposée. Dénoncez le système et c’est vous qui passerez pour fou. Entre oubli et illusion, l’univers immatériel poursuit sa vie nocturne : celle de l’absurde non contrarié. Parfois, lors d’un réveil particulièrement brutal, une autre réalité vous fait face. Vous savez que quelque chose vient de débarquer. Une nouvelle espèce dont vous entendrez parler, comme par hasard, les jours suivants, dans les actualités.
Vous ne serez pas surpris : vous le saviez déjà.
Le déjà-vu vous fait peur ? Imaginez un seul instant qu’il s’agit en réalité de juste créé et vous allez sentir vos intestins se dérober. Pensez qu’à un moment, tout peut arriver comme dans vos pires cauchemars, puisque cette vie en est un.
Mon téléphone avait sonné en pleine nuit. J’avais décroché, inquiet. À l’autre bout du fil, mon interlocuteur m’avait signifié mon embauche.
« - Vous êtes en train de rêver, bien sûr, mais lorsque vous vous réveillerez, votre téléphone sonnera vraiment… »
Je fus alors éveillé par la sonnerie qui avait provoqué ce cauchemar. Mon esprit avait fait son possible pour ne pas provoquer d’éveil immédiat, comme l’explique si bien Freud dans Le rêve et son interprétation (chapitre XI) : « Tous les rêves qui se manifestent immédiatement avant le réveil par un vacarme quelconque ne sont que des efforts pour nier le bruit perturbateur, lui donner une autre interprétation et gagner encore quelques instants de repos. »
Je me levai précipitamment et décrochai. La même voix me parla alors.
« - Cette fois, vous ne rêvez plus, mais ma proposition tient toujours. »
J’avais ainsi rejoint l’équipe des démiurges, presque malgré moi.
Nous passions nos nuits à composer des univers parallèles qui avaient une incidence directe sur le monde réel. Et inversement. Nous agissions sur les subconscients pour mieux changer la vie. Et nous nous apprêtions à faire basculer l’humanité dans le cauchemar ultime, car cela nous avait été demandé.
Par qui ?
Pourquoi ?
Ces questions n’ont plus aucune importance. Il vous reste une issue, une seule, mais il ne faudrait plus tarder, car le temps vous est compté…
RÉVEILLEZ VOUS !
(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition Février 2011)