Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
Lorsqu’il referma la porte derrière moi, j’avais compris.
Pourtant, l’entretien d’embauche avait bien débuté. J’avais mis, pour l’occasion, mon nouveau tailleur beige clair, celui avec des touches de fuchsia, « la couleur de l’année 2011 » paraît-il.
Il m’avait scrutée des pieds à la tête et vu le sourire de satisfaction qu’il arbora, j’en déduisis que j’avais vu juste, du moins concernant la tenue.
Nous avions commencé sur le mode convivial.
Il est rare qu’un grand patron s’occupe lui-même du recrutement, même de celui de son assistante personnelle. J’avais l’intention de montrer le meilleur de moi-même, comme on est censée faire dans pareilles circonstances.
Word, Excel, Powerpoint, Ciel… J’aurais ajouté la lune et les étoiles, si cela avait fait partie des exigences du job !
Au fur et à mesure de l’entretien, il se rapprocha imperceptiblement, avançant sa chaise sous le prétexte de prendre l’une des petites bouteilles d’eau qui trônaient sur la table.
Puis il prit la parole pour me parler en détail des caractéristiques de ce qu’il considérait déjà comme mon futur poste.
C’est là que je les remarquais. Ses sourcils. Broussailleux, comme souvent chez les hommes qui ont dépassé la cinquantaine. Par un coup du sort, plus la capillarité située sur leur crâne se fait rare, plus celle des oreilles, des narines et des sourcils se développe, de façon anarchique. Chez un homme par ailleurs si soigné, cela faisait bizarre. Certains de ses sourcils atteignaient la taille d’un cheveu, se recourbant vers ses yeux, tandis que d’autres partaient à l’assaut des rides du front. Cela faisait penser à des moustaches de chat. S’il ne les coupait ni ne les épilait, c’était sans doute parce qu’ils jouaient aussi le rôle de capteurs, indispensables pour conserver son équilibre et ressentir les vibrations du monde.
Il s’était tu et me fixait, d’un air interrogateur. Ma mémoire auditive avait capté le ton ascendant de la dernière phrase, que je n’avais pas écoutée. Difficile, dans ces conditions, de répondre à la question. Se fourvoyant sur la cause de mon silence, il approcha encore son visage, tandis que je tendais ma main vers lui. Je caressai sa joue durant une micro seconde, le temps de replier mes doigts vers son arcade sourcilière, saisissant l’un de ces poils drus et le tirant d’un coup sec. Il hurla de douleur et se recula avec une rapidité dont aucun être humain n’aurait pu faire preuve. Je crus distinguer un feulement.
Lorsqu’il referma la porte derrière moi, j’avais compris.
Ce job ne serait pas pour moi : ma mission était accomplie. Je saisis, au fond de mon sac, mon autre mobile, celui qui n’était relié à aucun réseau GSM.
« Ici contrôleuse 5b, de la Meute Humanoïde Terrestre. Nous avons un problème avec la combinaison de M. Weinberg. (…) Le risque de démasquage est de niveau 1. Rien d’inquiétant : quelques antennes de perception émergent des orbites, au lieu de se fondre dans la masse capillaire. Il faut procéder à une amélioration ou à un remplacement. (…) Non, il n’a rien remarqué. Pour lui, je suis juste une terrestre cinglée qui vient d’échouer à son entretien d’embauche. (…) Les grandes entreprises de la planète sont enfin sous notre contrôle : il serait dommage d’être trahis par un problème de poil !
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(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition Avril 2011)