Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
Révolution 2.0
«- Tu crois qu’elle va tenir le coup ?»
Adrien était inquiet. La Clio que nous avions empruntée datait du début du siècle. Elle affichait plus de cinq cent mille kilomètres au compteur.
Chaque secousse ressentie en franchissant les routes à l’abandon du réseau secondaire nous faisait craindre le spasme terminal, celui qui ferait s’éteindre pour toujours la flamme qui animait encore le moteur à combustion interne de l’antique Renault.
Se déplacer à bord d’un modèle non électrique et sans électronique embarquée était le seul moyen de respecter le second point de la Charte de Libération : «Il est interdit aux membres d’utiliser un moyen de locomotion ou un système de communication relié - directement ou indirectement - au Réseau». Cette notion de lien «direct ou indirect» avait fait l’objet de nombreuses discussions. Le Réseau était partout. Il avait fallu construire une société parallèle, dont le mode de fonctionnement ressemblait trait pour trait à celui des résistants de la seconde guerre mondiale. Près d’un siècle après la mort de Jean Moulin, les membres se recrutaient toujours par affiliation. Les messages transitaient d’homme à homme et uniquement par courrier papier. Les lieux de rendez-vous étaient codés. Ils pouvaient être modifiés au dernier moment. Personne ne possédait de téléphone mobile, ni de carte de crédit ou d’ordinateur. Les seuls éléments faisant appel à la technologie étaient les détecteurs de puces RFID, qui permettaient de scanner chaque membre avant une réunion, ainsi que les masques dermiques : ils modifiaient les traits de leurs détenteurs afin que ceux-ci ne puissent être identifiée par les caméras de surveillance. Celui d’Adrien lui donnait de faux airs de Jean Gabin. Le mien ne me conférait aucune ressemblance précise, mais il brouillait suffisamment les traits de mon visage pour que je ne sois pas reconnu : c’était l’essentiel. Les points de rencontres se situaient toujours en milieu rural. Souvent, nous bénéficiions du soutien des populations locales, qui avaient, elles aussi, souffert de la Grande Dépression. L’histoire officielle s’était arrêtée en 2012, suite à la répression sanglante des mouvements de protestation. La nôtre avait débuté l’année suivante. Le déclencheur avait été la crise financière de 2008, à la suite de laquelle la majeure partie de la population mondiale s’était retrouvée sans travail et sans revenus. Les médias et les politiciens avaient menti durant quatre ans, pendant que les marchés financiers faisaient le nécessaire pour mettre à l’abri leurs capitaux.
En juin 2012, les mouvements de protestation - qui avaient commencé de façon sporadique dès 2011 - se transformèrent en une révolte mondiale structurée. Les groupes s’étaient multipliés, sur Facebook et ailleurs : le monde capitaliste semblait sur le point de vaciller. Personne n’imaginait le retour de manivelle. En l’espace de neuf mois, la plupart des gouvernements de la planète furent destitués par les puissances financières qui les manipulaient depuis des années. La reprise en main fut rapide et violente. Facebook fut racheté à grands coups de milliards au Traitre Zuckerberg. Les marchés transformèrent ce réseau social en milice destinée à traquer les révoltés. Ceux qui ne furent pas massacrés furent emprisonnés à vie. Les médias, les idéologues et les opportunistes furent rééduqués. On instaura un salaire d’existence qui permettait à la population soumise de se nourrir et de se loger, en échange de la détention d’un compte Facebook, sur lequel il y avait obligation de livrer l’ensemble de son existence. La géolocalisation permit de tuer dans l’oeuf la moindre tentative de révolte. Le prix à payer pour acheter la paix sociale fut élevé, mais il permit une reprise en main totale par l’oligarchie des deux cents familles, qui n’avaient plus besoin de se cacher pour profiter de leur fortune. Lors de la Grande Rafle de 2012, je me trouvais par hasard dans ma maison de campagne, isolée au coeur du Poitou. Je supprimai aussitôt mon compte Facebook, éteignis mon ordinateur et jetai mon portable. Ils ne me trouvèrent pas. Je parvins à survivre en cultivant des légumes, jusqu’au jour où je reçus la visite d’Adrien. Il se déplaçait dans une vieille fourgonnette à l’intérieur de laquelle il avait aménagé une imprimerie clandestine. Parcourant le pays par les petites routes, il était parvenu à structurer un premier groupement parallèle. Il avait entendu parler de mon rôle d’activiste et me proposa de le rejoindre. Ensemble, nous fondâmes la section française du Mouvement de Libération des Peuples. Je contribuai à la rédaction de la Charte, véritable guide à destination de ceux qui prétendaient survivre et lutter.
Nos journaux clandestins n’existaient qu’en version papier. Nous avions décidé d’utiliser la principale faiblesse de la société numérique pour reconquérir notre liberté.
Officiellement, nous n’existions pas. Mais demain, les principaux serveurs alimentant le Réseau Mondial seraient détruits. La société allait verser dans le chaos. Cela nous laisserait le temps d’éliminer les puissances financières qui avaient mis ce monde sous leur joug durant plus de vingt ans. Elles étaient d’ores et déjà infiltrées. Ensuite, il faudrait tout réorganiser.
Ce que nous ferions du pouvoir ? Je repensais au général De Gaulle, en 1946, obligé de composer avec les communistes pour gouverner. Je me dis que la France de 2034 ressemblerait beaucoup à celle d’il y a un siècle. À mes côtés, malgré le bruit tonitruant du moteur, Adrien s’était endormi. Si la Clio ne tombait pas en rade, nous serions au rendez-vous avec l’Histoire.
(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace - Edition novembre 2011)