Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
« La langue est la meilleure et la pire des choses » Ésope.
Petit conte de Noël édifiant
S’agitant dans la pièce telle une mouche prise au piège, Françoise redressa pour la dixième fois le même cadre, qui s’acharnait à pencher alternativement vers la droite ou vers la gauche.
Et ces fleurs dont les couleurs étaient trop criardes…
Décidément rien n’allait, et les premiers invités étaient attendus pour vingt heures…
Françoise s’assit sur l’accoudoir du canapé, histoire de reprendre ses esprits.
Voyons, le traiteur viendrait livrer d’ici une heure, ce qui lui laisserait le temps de se préparer… à moins qu’elle ne commence à se maquiller dès maintenant… Oui, mais si le livreur arrivait en avance, elle risquait de ne pas être disponible… Et ce téléphone, qui sonne toujours au plus mauvais moment… décroche, décroche pas ?
Décroche !
- Allô ?
- Joyeux Noël mon enfant ! Je ne vous dérange pas trop j’espère…
Voix inconnue. Sûrement une erreur…
- Mais… qui est-ce ?
- Enfin, voyons : le Père Noël bien sûr !
Bien sûr. Question stupide. Qui d’autre aurait pu téléphoner le soir du vingt-quatre décembre ?
- Ok, rappelez-moi après minuit : je serai ravie de discuter avec vous !
Françoise raccrocha en réprimant un sourire.
Re-sonnerie. Le maniaque de Noël avait choisi sa victime. Pas de bol.
- Allô ?
- Ce n’est pas gentil de raccrocher au nez du Père Noël…
- Pas plus que d’ennuyer les gens un soir de réveillon avec une blague aussi nulle !
- Vous ne croyez pas en moi ?…
- Si bien sûr, depuis toute petite, mais je n’ai pas eu le temps de mettre mes souliers devant la cheminée, désolée !
- Ce n’est pas grave mon enfant : les gens m’oublient souvent… Noël est devenu une fête commerciale, même les enfants ne croient plus en moi ! Pourtant je suis là pour essayer de rendre les gens heureux au moins une fois dans l’année, et c’est vous que j’ai choisie pour exaucer cette nuit votre vœu de Noël !
- Écoutez ce n’est pas drôle : mes invités vont bientôt arriver et je ne suis pas prête !
- Pourquoi craindre la magie de Noël ? Pourquoi n’essayez-vous pas de me croire un seul instant ?
- Ok, je vous crois, je vous crois, maintenant il faut me laisser et me promettre de ne pas rappeler d’accord ? Bonne soirée à vous et joyeux Noël !
- … N’oubliez-pas : je serai là ce soir pour exaucer votre vœu !
Re cling. Juste avant de raccrocher, le même rire que dans les films américains, celui de Santa Klauss : « Oh ! Oh ! Oh ! »
Et dix minutes de perdues !
Françoise avait vu juste : le livreur arriva en avance, mais elle n’avait pas prévu qu’il serait accompagné de Jacques, débarquant une heure plus tôt que prévu.
Vingt heures ! C’était pourtant marqué sur les invitations. Etait-ce de la distraction, de l’impolitesse ou une irrépressible envie de la déranger ?
Jacques était l’ex de Françoise. Obligée de l’inviter à cause des enfants. Pas de le supporter une heure de plus que les autres.
Mais c’était déjà trop tard.
S’installant dans le canapé (manquerait plus que lui vienne l’idée de proposer son aide), Jacques entama l’un de ses habituels monologues.
Au sujet de la politique. Et de lui. Puis de la situation internationale. Et encore de lui. Un petit laïus sur la conjoncture économique. Et toujours lui, lui, lui !
Cloîtrée dans la salle de bains, Françoise essayait d’une main tremblante de ne pas faire déborder son maquillage tout en suivant d’une oreille distraite la conversation de Jacques avec lui-même, ce dernier s’appliquant à présent à hurler derrière la porte pour qu’elle n’en perde pas une miette.
- Bon sang mais qu’il se taise une bonne fois pour toutes !
C’était sorti tout seul. La pression, l’énervement…
D’une redoutable efficacité en tout cas, puisque le silence était revenu.
Françoise allait ouvrir pour s’excuser lorsqu’elle aperçut une tache. Un liquide épais, de couleur rouge foncé, se glissait sous la porte en s’élargissant.
Jacques se trouvait toujours dans le couloir ; il était désormais à genoux, la main droite appuyée contre le mur, la gauche cherchant désespérément quelque chose par terre.
Il émettait de curieux gargouillis, tandis que le même liquide rouge foncé s’écoulait de sa bouche.
Plus loin, sur le parquet, reposait un morceau de chair oblong qui ne lui servirait plus pour parler.
Hurlement, comme dans les films d’horreur, avec en écho la sonnerie du téléphone. Françoise décrocha machinalement.
- Joyeux Noël mon enfant ! J’espère que votre cadeau vous a comblé…
- Mais, il faut que vous lui rendiez sa langue… ce n’est pas du tout ce que je souhaitais… enfin, je veux dire, ce n’était pas sérieux… je n’aurais jamais pensé que…
- Je sais : vous dites tous la même chose chaque année ! Vous refusez de croire aux miracles, vous bannissez à jamais vos rêves d’enfants mais vous ne vous gênez pas pour souhaiter des malheurs à votre prochain. Je suis désolé pour vous, encore plus pour votre ami, mais je m’occupe uniquement de la réalisation des vœux, pas du service après vente. Joyeux Noël quand même !
Toujours ce même bon gros rire, juste avant le déclic final, puis la tonalité, intermittente… et les invités qui vont bientôt arriver : finalement, si je préparais de la langue pour le dîner ?
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(Source : Journal l'offre d'emploi Alsace et Bourgogne - décembre 2011)