Tous les mois, l'écrivain Brunoh vous offre une nouvelle, qui nous rappelle, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d'emploi constitue, avant tout, l'histoire personnelle de millions de femmes et d'hommes… La vôtre, peut-être ?
Résumé de l’épisode précédent
Novembre 1994 : Joris, jeune parisien récemment arrivé à Strasbourg pour y trouver du travail, participe à l’inauguration du Tram. Il repère, parmi les voyageurs, une femme accompagnée de sa petite fille. Il se jette sur elle et parvient à l’éjecter de la voiture en marche. En chutant, la femme s’accroche à lui. Ils meurent ensemble, leurs corps sectionnés par un tunnel. Daphnée, la soeur jumelle de Joris restée à Paris, croit qu’il n’y est pour rien...
Épisode 2 : Do, RE, mi, fa...
8 juillet 2011
Le manège de la Place des Tilleuls ressemblait à un petit carrousel. Perchée sur son cheval de bois, Lisa semblait heureuse, épanouie, «comme toutes les petites filles de six ans devraient l’être», songea Daphnée.
Depuis sa naissance, ils avaient pris l’habitude de passer chaque été à l’île de Ré. Les deux premières semaines de juillet étaient généralement les plus calmes. Les commerçants attendaient l’afflux des touristes, qui débouleraient via le pont après le quatorze.
Pour l’instant, les pistes cyclables restaient praticables, les plages ressemblaient à des aquarelles et les passeroses, accrochées aux façades blanches des maisons aux volets verts et gris, s’offraient aux regards des rares privilégiés comme autant de bouquets gigantesques.
Daphnée appréciait par dessus tout l’ambiance nature de Sainte-Marie. Avec son mari Isaac, ils y louaient une petite maison et profitaient de l’air iodé, loin du tumulte parisien.
Quelques heures plus tôt, ce matin là, son portable avait vibré.
Elle était sous la douche et n’avait pas jugé bon d’écouter immédiatement le message.
Lisa en était à son deuxième tour de manège lorsque Daphnée songea à consulter son répondeur. La voix était agréable mais le contenu lui glaça le sang.
Elle sursauta en sentant la main d’Isaac qui se posait sur son épaule.
- Tout va bien Daph ?
Elle tenta de composer un sourire qui se voulait rassurant.
- Oui, oui, c’est juste le bureau : ils ont égaré un dossier, il faudrait que je les rappelle...
Le manège s’était arrêté et Lisa leur faisait de grands signes, destinés à les convaincre de lui offrir un tour supplémentaire.
- Tu sais quoi ? Je vais aller chercher une douzaine d’huitres chez le petit vendeur, au bout du marché, j’en profiterai pour passer mon coup de fil. Pendant ce temps, surveille Lisa et laisse-lui faire encore un ou deux tours, ok ?
Isaac acquiesça en souriant. Après dix ans de mariage, il était toujours incapable d’imaginer qu’elle puisse lui mentir. Ce manque d’instinct se révélait pratique lorsqu’il s’agissait de lui cacher quelque chose d’important, de vital.
- Pendant que tu y es, prends-en six pour moi !
Daphnée se retourna.
- Pas très casher, comme entrée...
- Tant que tu ne me dénonces pas au Grand Rabbin de l’île de Ré, tout ira bien !
Il lui fit un clin d’oeil. Daphnée ressentit, comme à chaque fois que le visage d’Isaac arborait cette expression, un pincement, tout en bas du coeur, qui signifiait qu’elle était encore amoureuse de son mari.
En se dirigeant vers l’extrémité de la Place des Tilleuls, elle composa le numéro que la femme avait laissé sur sa boîte vocale.
La même voix agréable répondit immédiatement.
Daphnée ne lui laissa pas le temps d’achever les présentations.
- Vous n’avez pas honte de me contacter, après tout ce que j’ai subi ? Vous savez ce que ça fait, de perdre un frère et d’apprendre en même temps qu’il a tué quelqu’un ? Que voulez-vous ? (...) Il n’y a rien à savoir, rien à comprendre... Foutez-moi la paix !
La femme s’exprima longuement. Au fil de ses paroles, le visage de Daphnée se décomposait. Ses premières rides, si discrètes malgré ses trente huit ans, semblaient se creuser à vue d’oeil, tandis qu’elle réfléchissait. Elle n’en avait pas envie ; pourtant il fallait bien qu’elle comprenne un jour ce qui s’était vraiment passé...
Au bout d’un moment qui lui sembla interminable, elle s’entendit répondre :
- Ok, je vais venir vous voir. J’arriverai, demain ou après demain, sans doute par le train. Je vous confirmerai tout ça dès que j’en saurai davantage.
Elle raccrocha.
Ce soir-là, Daphnée s’était promis de parler à Isaac.
Au lieu de ça, elle le rejoignit dans ce lit où, depuis le début de leur séjour, les grains de sable et l’odeur marine s’étaient accumulés. Elle se blottit contre lui. Dans la pièce adjacente, elle percevait la respiration régulière de Lisa. Elle serra son entrejambe contre la hanche d’Isaac, tout en vérifiant de sa main droite qu’il avait clairement perçu le message....
Le sexe d’Isaac se trouvait encore en elle lorsqu’ils finirent par s’endormir.
(Source : Exclusivité Web - été 2011)